Peptides oraux: une nouvelle ère du développement de médicaments

Cette avancée permettrait de développer une classe de médicaments capables de cibler des maladies jusqu’à présent incurables, comme certains types de cancer

10.01.2024
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Pendant des décennies, de nombreuses protéines essentielles au traitement de diverses maladies étaient méconnues et n’ont donc pas été considérées dans le cadre de la thérapie médicamenteuse par voie orale. Les petites molécules traditionnelles peinent souvent à se lier aux protéines à surface plate ou doivent être spécifiques à des protéines homologues particulières. En général, les produits biologiques de plus grande taille, capables de cibler ces protéines, doivent être injectés, ce qui a un impact sur le confort et l’accessibilité pour les patientes et patients.

Dans une étude récemment publiée dans la revue Nature Chemical Biology, des scientifiques du laboratoire du professeur Christian Heinis de l’EPFL ont franchi une étape importante dans le développement de médicaments. Leurs recherches ouvrent la voie à une nouvelle classe de médicaments disponibles par voie orale, répondant ainsi à un défi de longue date de l’industrie pharmaceutique.

«On a identifié les cibles pour de nombreuses maladies, mais les médicaments qui se lient à ces cibles et les atteignent n’ont pas pu être développés», déclare Christian Heinis. «La plupart de ces maladies sont des types de cancer. De nombreuses cibles dans ces cancers sont des interactions protéine-protéine qui ont un rôle majeur dans la croissance de la tumeur mais qui ne peuvent pas être inhibées.»

L’étude a porté sur les peptides cycliques. Il s’agit de molécules polyvalentes connues pour leur grande affinité et leur spécificité dans la liaison avec des cibles pathologiques complexes. Dans le même temps, il s’est avéré difficile de développer des peptides cycliques comme médicaments oraux parce qu’ils sont rapidement digérés ou mal absorbés par le tractus gastro-intestinal.

«Les peptides cycliques présentent un grand intérêt pour le développement de médicaments, car ces molécules peuvent se lier à des cibles complexes pour lesquelles il a été difficile de développer des médicaments à l’aide de méthodes établies», affirme Christian Heinis. «Mais les peptides cycliques ne peuvent généralement pas être administrés par voie orale, sous forme de pilule, ce qui limite considérablement leur application.»

Avancée de la cyclisation

L’équipe de recherche a ciblé l’enzyme thrombine, qui est une cible pathologique critique en raison de son rôle majeur dans la coagulation du sang. La régulation de la thrombine est essentielle pour prévenir et traiter les maladies thrombotiques comme les accidents vasculaires cérébraux et les crises cardiaques.

Afin de développer des peptides cycliques suffisamment stables et capables de cibler la thrombine, les scientifiques ont mis au point une stratégie de synthèse combinatoire à deux étapes pour synthétiser une vaste bibliothèque de peptides cycliques avec des liaisons thioéther, ce qui améliore leur stabilité métabolique lorsqu’ils sont pris par voie orale.

«Nous avons réussi à développer des peptides cycliques qui se lient à une cible pathologique de notre choix et qui peuvent également être administrés par voie orale», indique Christian Heinis. «Pour cela, nous avons mis au point une méthode dans laquelle des milliers de petits peptides cycliques avec des séquences aléatoires sont synthétisés chimiquement à l’échelle nanométrique et examinés dans le cadre d’un processus à haut débit.»

Deux étapes, «one pot»

Cette nouvelle méthode comporte deux étapes et se déroule dans le même récipient de réactif, une caractéristique appelée «one pot» par les chimistes.

La première étape consiste à synthétiser des peptides linéaires, qui subissent ensuite un processus chimique de formation d’une structure en anneau – en termes techniques, on dit qu’ils sont «cyclisés». Pour ce faire, on utilise des «liants bis-électrophiles», c’est-à-dire des composés chimiques utilisés pour relier deux groupes moléculaires, afin de former des liaisons thioéther stables.

Dans la seconde étape, les peptides cyclisés subissent une acylation. Ce processus leur fixe des acides carboxyliques, ce qui diversifie encore leur structure moléculaire.

Cette technique supprime les étapes de purification intermédiaires, ce qui permet un criblage à haut débit directement dans les plaques de synthèse, en combinant la synthèse et le criblage de milliers de peptides pour identifier les candidats ayant une grande affinité pour des cibles pathologiques spécifiques – ici, la thrombine.

Grâce à cette méthode, le doctorant Manuel Merz, qui dirige le projet, a pu produire une bibliothèque complète de 8 448 peptides cycliques d’une masse moléculaire moyenne d’environ 650 daltons (Da), soit légèrement au-dessus de la limite maximale de 500 Da recommandée pour les petites molécules disponibles par voie orale. Les peptides cycliques ont également montré une forte affinité pour la thrombine.

Testés sur des rats, les peptides ont présenté une biodisponibilité orale allant jusqu’à 18%. Autrement dit, lorsque le médicament à base de peptides cycliques est pris par voie orale, 18% d’entre eux parviennent à pénétrer dans la circulation sanguine et à avoir un effet thérapeutique. Sachant que les peptides cycliques administrés par voie orale présentent généralement une biodisponibilité inférieure à 2%, le fait de porter ce pourcentage à 18% constitue une avancée majeure pour les médicaments de la catégorie des produits biologiques, qui comprend les peptides.

Viser les cibles

En permettant la biodisponibilité orale de peptides cycliques, l’équipe a ouvert des perspectives de traitement d’un ensemble de maladies difficiles à soigner avec des médicaments oraux classiques. Grâce à sa polyvalence, la méthode peut être adaptée pour cibler un grand nombre de protéines, ce qui pourrait aboutir à des avancées dans des domaines où les besoins médicaux ne sont pas comblés.

«Pour appliquer la méthode à des cibles pathologiques plus complexes, telles que les interactions protéine-protéine, il faudra probablement synthétiser et étudier des bibliothèques plus importantes», explique Manuel Merz. «En automatisant d’autres étapes de la méthode, des bibliothèques contenant plus d’un million de molécules semblent être à portée de main.»

Dans la prochaine étape de ce projet, les chercheuses et chercheurs travailleront sur plusieurs cibles d’interaction protéine-protéine intracellulaire pour lesquelles il a été difficile de développer des inhibiteurs basés sur des petites molécules classiques. Ils sont convaincus que des peptides cycliques administrables par voie orale peuvent être développés pour au moins certaines d’entre elles.

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